Histoires d'eaux aristocratiques, publiques voir démocratiques?
Article par Michel Bastin
En 1830, la Ville Bruxelles tenta de mettre en service une toute nouvelle machine hydraulique à vapeur, qui devait alimenter un système urbain de distribution d’eau potable. La machine, conçue par TEICHMANN, ingénieur de la ville, se situait au bord de l’étang d’Etterbeek, au bas de la chaussée de Wavre. L’eau devait être propulsée vers un réservoir implanté au Keyenveld, près de la Porte de Namur. Au cours d’un des premiers essais, une des deux chaudières, mal réglée semble-t-il, explosa... quelques jours plus tard, Bruxelles connut une autre explosion, politique cette fois. La révolution qui devait mener à l’indépendance de la Belgique.
Un long procès opposa la ville à l’entrepreneur qui avait construit la machine, et celle-ci ne sera jamais réparée ni remise en service.
Vingt ans plus tard, la ville, décidera de s’équiper, à l’instar des grandes capitales et autres villes européennes ou nord-américaines, d’un réseau moderne d’adduction d’eau.
Les premiers réseaux
Mais remontons d’abord la ligne du temps.
Des réseaux de tuyauteries souterraines d’adduction d’eau existèrent dès le Moyen-Age. C’est à l’Abbaye de Forest que l’on trouvait tout plus ancien connu, qui, dès le XII ou le XIII° s., amenait les eaux de sources captés au pied du coteau des Sept Bonniers1.
Aux alentours du XIV° s., un réseau se développa au sein de la ville, épousant le cours de trois ruisselets qui dévalaient des hauteurs sablonneuses vers la Senne, et alimentaient, chemin faisant, des fontaines publiques d’eau potable, ainsi que quelques « poelen », bassins d’eau non potable servant d’abreuvoirs pour les animaux, de réservoirs en cas d’incendie...2
Témoin de ces temps, le Grote Pollepel, un grand réservoir du XV° s. déplacé en 1957 et reconstruit au Jardin d’Egmont. Il se trouvait à l’origine au pied de la colline du Coudenberg, très précisément à l’emplacement de la rotonde de la Galerie Ravenstein.
Parmi les fontaines ainsi alimentées, la fontaines des Trois Pucelles, des Lions (hôtel de ville), la fontaine bleue (le cracheur), celle de Saint-Jacques (rue de Ruysbrock) ou... le Manneken pis.
Vers le milieu du XVII° s. un réseau de distribution amena vers quelques demeures patriciennes de la rue Haute et des alentours les eaux de nombreuses sources, acquises par la ville, qui jaillissaient dans la petite vallée de l’Elsbeek, à Saint-Gilles. (Actuel quartier de la place Morichar). Elles alimentèrent en outre quelques fontaines, dont celle de Minerve, au Grand Sablon ou la Fontaine de Charles Quint, au pied de la Porte de Hal.
On parle ici aussi d’une Machine hydraulique, qui était en fait un grand réservoir.
Ces premiers réseaux tablaient en effet sur le mouvement naturel de l’eau, s’écoulant du haut vers le bas...
Au début du XVII° s., Bruxelles allait connaître un dispositif qui inversait cette donne, propulsant l’eau du bas vers le haut, ce, en recourant à l’énergie, à la force motrice de cette même eau, selon un système déjà étudié par les anciens Grecs (Ctésibas, Archimède, Héron d’Alexandrie), Romains (Vitruve) et développé à la Renaissance par des ingénieurs italiens.
D’aucuns pensent que ce système est apparenté aux antiques norias du monde arabe.
Les eaux d’apparat
En 1601 en effet, les Archiducs Albert et Isabelle firent bâtir à Saint-Josse-ten-Noode une machine hydraulique afin d’alimenter en eaux pures les fontaines et autres agréments des jardins du Coudenberg, le palais de Bruxelles, ainsi que le palais lui-même.
Le but premier était ici l’apparat. Nous sommes en pleine guerre des 80 ans, opposant l’Espagne aux Pays-Bas protestants ; le règne d’Albert et Isabelle marqué par la « Trêve des douze ans » (1609-1621) fut celui d’une relative embellie de la situation économique dans la région.
Les Archiducs entendent redonner du lustre au Palais et au Parc, laissés dans un certain état d’abandon en ces temps troublés.
Le goût est alors à l’exubérance du baroque naissant. L’inspiration vient d’Italie, où certains jardins demeurent célèbres (Villa d’Este, jardins Bobboli de Florence...).
L’eau y joue un rôle essentiel. Elle « n’y constitue pas un matériel poétique parmi d’autre, mais [régule et soutient tous les éléments du jardin] un système continu [] à travers diverses typologies – nymphes, cascades, canaux, rocailles, jets, viviers – »3 ou encore automates et dispositifs musicaux...
Si des créatures mythologiques peuplaient volontiers, la religion n’y est pas oubliée. Aux jardins du Coudenberg, la fontaine-mère s’ornait d’une statue de Marie-Madeleine4 - figure prisée, en ces temps de contre-réforme. Ses larmes de repentance par amour symbolise l’attachement à l’Église romaine, que le langage du baroque, qui fait largement appel à l’émotion entend restaurer dans les esprits face à l’austérité du protestantisme.
Le règne des archiducs, hérauts de la contre-réforme, allait coïncider sans surprise avec l’expansion, en architecture comme en peinture5, de l’art baroque, expression d’une idéologie religieuse associée aux princes qui la défendent.
Mais revenons aux canalisations...
Les Archiducs chargèrent de la construction de la Machine hydraulique un fondeur venu d’Augsbourg (ville réputée pour la qualité de sa métallurgie), Georg MÜLLER, qui sera ainsi le premier à porter le titre de Fontainier de la Cour6.
La machine hydraulique de Saint-Josse-ten-Noode utilisait la force motrice de l’eau d’une façon nouvelle, puisqu’il s’agissait de la projeter du bas vers le haut... Il fallait en effet la propulser quelque 45 mètres plus haut, et sur une longueur de 640 mètres, vers la Tour hydraulique - Watertoren - construite sur l’enceinte de la ville, près de la Porte de Louvain.
La machine était actionnée par la roue hydraulique du Moulin des Fontaines (Fonteynmolen) construit à l’emplacement d’un vénérable moulin à grains7, et mis en mouvement par les eaux du Maelbeek, lesquelles étaient retenues par une digue dans le Grand étang de Saint-Josse, le Hoeyvijver8.
Les eaux propulsées étaient celle d’une (ou plusieurs) abondantes sources situées non loin du village d’Etterbeek9 , et qui s’écoulaient dans un ruisselet tributaire du Maelbeek, le Broebelaar, amenées par un aqueduc souterrain de plus de deux kilomètres jusqu’à une grande citerne d’où la machine les « foulait » vers la tour.
De là, elles se déversaient dans un canal, qui les amenaient au travers de la Warande, la Garenne, vers un ensemble de jardins clos : la feuillée (ou labyrinthe), le jardin des fleurs...10
Au fil des ans, elles furent également distribuées, moyennant payement, dans les demeures aristocratiques qui fleurissaient dans le quartier de la Cour.
Vers 1750, on comptait quelque 25 raccordements privés au réseau de la machine hydraulique. Ce nombre monta à environ 500 au milieu du XIXe siècle, peu avant la disparition de la machine.
La machine hydraulique étai bien au cœur d’un dispositif qui donnait à l’eau un rôle d’agrément et de distinction. Tout comme la possession d’un jardin agrémenté de fontaines, la première distribution d’eau à domicile était bel et bien destinée aux classes privilégiées, proches du pouvoir.
Prodige technologique, la machine sera tout à long de son existence, jusqu’à sa destruction en 1855, une pomme de discorde.
Ce, dès sa construction. Il semble que Georg MÜLLER eut des démêlés avec l’administration des Archiducs, que son travail fit l’objet de contestations et/ou d’intrigues11.
Les conflits opposèrent l’administration de la Cour aux usagers de la vallée du Maelbeek. Les tensions mêlaient les intérêts socio-économiques et la confrontation entre expertises ancienne et moderne. Comme le relève C.DELIGNE, les ingénieurs, dépositaires de l’ingéniosité mécanique de la machine, ne prirent guère en compte, ni les besoins, ni les savoir-faire des anciens usagers de la vallée. « Le passage de la gestion spécialisée, rarement innovatrice des waterschutters et des molenslagers12 aux projets techniques ambitieux inaugura » une ère nouvelle dans la gestion des eaux « qui ne laissait que peu de place à la concertation entre toutes les parties concernées »13.
Il fallut, pour donner suffisant de puissance motrice au moulin des fontaines, rehausser la digue du Hoeyvijver, et cela entraîna des conflits avec les meuniers et les pisciculteurs tant de l’amont que de l’aval.
Les conflits opposèrent aussi l’Administration aux patriciens premiers « abonnés », qui se plaignaient régulièrement de n’avoir pas d’eau, ce qu’au fil du temps d’experts confirment.
Si les sources du Broebelaar ne déméritèrent pas - l’eau y coulait à flot - les eaux du Maelbeek peinèrent fréquemment à donner suffisamment de force aux roues du moulin des fontaines.
En cause, notamment, l’enlisement du Maelbeek et d’un cours parallèle, le Leibeek - les meuniers et autres « usiniers » sont parfois mis en cause, pour divers résidus déversés dans le lit des deux ruisseaux. Avec l’industrialisation progressive de la vallée, au tournant des XVIII° et XIX° s., cela ne devait pas s’améliorer...
Les « buses » (longtemps en poterie) de l’aqueduc souterrain subissaient de nombreuses dégradations, dues aux intempéries... C’est notamment pour les protéger de continuels affaissements que la chaussée d’Etterbeek, ancien chemin de terre, fut pavée vers 172414.
D’autres défaillances techniques touchaient la machine elle-même. Sans compter les vols et les défaillances humaines : tel ce fontainier qui, en 1731, aurait favorisé les abonnés qui l’auraient gratifié de belles étrennes... au détriment de ceux qui se seraient montrés plus pingres...15
En 1750, la machine fut une pomme de discorde entre la Cour et la Ville lorsque celle-ci, tenta d’obtenir un raccordement pour alimenter deux fontaines aux alentours de place de Louvain, pour finalement renoncer, quinze ans plus tard, au vu des exigences financières de l’Administration de la Cour16.
Les temps de l’eau à la maison
Au cours du XIX° s. la ville de Bruxelles connaît une croissance démographique exponentielle : elle augmente de plus de 300 %, au cours de la seconde moitié du siècle. alors de la population du pays n’augmente « que » de 50 % environ.
La ville s’étend. Est est libérée de son enceinte médiévale, dont la démolition, entamée sous le régime français est achevée sous le régime hollandais, aux alentours de 1821 - elle est remplacée par la ceinture des boulevards, le « pentagone ». C’est peu après l’indépendance du pays qu’un premier quartier est planifié hors des murs, le Quartier Léopold. D’autres faubourgs se créent le long des grandes voies d’accès et les villages proches de la ville connaissent bientôt eux aussi une importante croissance démographique.
L’eau vient régulièrement à manquer. Or les classes aisées ont le désir de la modernité, voire du luxe. Cela motivera la capitale du jeune état belge à s’équiper d’un réseau moderne de distribution d’eau.
Mais aussi la crainte des épidémies qui régulièrement sévissent et frappent surtout les plus pauvres.
Car la ville se densifie et, dans les quartiers historiques, tout comme dans les centres villageois ou dans les quartiers populaires et industriels, d’innombrables impasses sont créées en intérieur d’îlots, où les plus démunis s’entassent dans des conditions de vie inhumaines.
Les progrès de la médecine et des sciences en générales suscitent une prise de conscience de la nécessité de conditions de vie saines (air, eau...), ce alors que paradoxalement, la révolution industrielle en cours plonge des populations dans la misère la plus sinistre qu’on puisse imaginer, où aucune de ces conditions n’est réunie...
C’est le temps des comités de salubrité publique. L’impulsion en est donnée par Charles ROGIER, une des têtes pensantes du libéralisme belge. Des congrès d’hygiène sont organisés en 1851 et 1852 et des comités, réunissant médecins, ingénieurs, notables divers... s’organisent dans certaines communes, qui se penchent longuement sur les conditions d’existence des classes populaires.
Il y a là tant un réel souci « humanitaire » qu’une peur de la contamination, un élan généreux qu’un fort souci de maintenir l’ordre existant, et l’ordre tout court.
A vrai dire, les hygiénistes ont du pain sur la planche, notamment sur une des question qui les occupent : l’accès à une eau non contaminée, non porteuse de maladies...
L’annuaire des eaux de France indique en 1851 que toute eau potable doit être « limpide, légère, aérée, douce, froide en été ; tiède en hiver, sans odeur, d’une saveur fraîche, vive, agréable [ ] ni fade, ni piquante, ni salée, ni douceâtre, ni acerbe, ni sulfureuse »17.
Ce ne sont pas précisément les caractéristiques de l’eau que consomment à l’époque nombre de Bruxellois.
A l’hôpital Saint-Jean, après évaporation, l’eau contient plus plus de 2 grammes par litres de résidus divers : sels calcaire et matières organiques au point qu’il est difficile parfois de donner un bain à un malade18.
Si les Machines hydrauliques de Saint-Gilles et de Saint-Josse fonctionnent vaille que vaille, mais ne peuvent répondre à la demande, la plupart des habitants de la ville extraient de puits privés ou publics, une eau qui, selon les quartiers est considérée de bonne, voire d’excellente à très mauvaise. D’autres se fournissent aux fontaines publiques.
L’ingénieur Carez, mandaté par le Ministre des travaux publics pour étudier la situation de l’accès à l’eau à Bruxelles ainsi que les projets de systèmes de distributions déposés,remet en janvier 1851 au Collège la ville un rapport sur base duquel celui-ci prendra des décisions importantes - nous allons y revenir.
Le cœur de la ville, compris entre les boulevards compte, alors 136.208 habitants vivant dans 14.761 maisons. Selon Carez, 4.051 d’entre elles « ont de l’eau médiocre, 2.685 en sont complètement privées ; » ce qui nous fait donc « ensemble, 6.734 maisons qui sont censément dépourvues d’eau ».
Vers le milieu des années 1780 déjà, il avait été question de construire une machine à vapeur, qui aurait permis d’amener l’eau de la Senne vers des réservoirs situés aux côtés de la « Grosse Tour »19. Deux bastions de l’enceinte avaient déjà été achetés à cet effet. Ce projet resta cependant lettre morte20.
Le ratage de la machine de TEICHMANN n’empêcha pas les édiles d’étudier des systèmes modernes d’adduction d’eau, de s’intéresser à ceux qui équipaient des grandes villes d’Europe ou des États-Unis.
Pendant huit années, la Ville planchera sur la question. Entre 1844 et 1848, trois projets lui sont soumis à la Ville, que le rapport de Carez analyse en détail.
Un premier est soumis par Le Hardy de Baulieu, ingénieur formé à Paris. Il proposait de capter l’eau du Geleytsbeek (appelé Gladbeek à l’époque) et de la propulser, grâce à une machine à vapeur de 100 chevaux, implantée un peu en amont du confluent du ruisseau avec la Senne vers un grand réservoir implanté aux confins de Saint-Gilles et d’Uccle, d’où elle serait ensuite descendue via deux filtres successifs vers la ville.
Projet très coûteux et Carez n’en pense pas grand bien. Les eaux du Gladbeek, étaient en outre polluées par plusieurs teintureries et papeteries, elles charriaient une écume abondante et visqueuse21.
Mieux valait puiser des eaux souterraines, filtrées naturellement, que filtrer celles de rivières dans une région de plus en plus industrielle. C’est ce que proposaient les auteurs des deux autres projets.
DELSAUX, « Conducteur de la Machine hydraulique de Saint-Josse », conçoit un nouveau réseau à partir de l’existant, des captages du Broebelaar et de Saint-Gilles. Son système s’inspire de la machine de TEICHMANN, dont il aurait réutilisé apparemment une partie de l’infrastructure.
Il comptait aussi sur les eaux de nombreuses sources de la vallée du Maelbeek, sur Ixelles et Etterbeek, augmentées de quelques captages dans la vallée de la Woluwe, ainsi qu’à Uccle, Forest et Koekelberg.
Quant au troisième Projet, dû à DELAVELEYE, il proposait de capter les eaux de sources situées au sud de Braine-l’Alleud, proches des villages de Lillois et de Witterzée, et de les amener par écoulement naturel, dans un aqueduc aboutissant à un réservoir implanté au hameau de Vleurgat, à Ixelles.
Dans un premier temps, Carez se montre nettement favorable au projet Delsaux.
Généralisation de la distribution d’eau potable
En 1851, la Ville de Bruxelles opte pour une gestion publique de l’eau. Et en 1852, après avoir rejeté les trois projets évoqués ci-dessus, il en confie la réalisation à l’inspecteur des Ponts et Chaussées Darcy et les ingénieurs Groetaers et Carez.
Lequel, après avoir défendu les propositions de Delsaux, travaille ainsi à un système qui s’inspire largement des propositions de Delaveleye.
Ce système, dit du Hain, capta donc les eaux des sources d’un petit affluent de la Senne coulant au Sud de Braine-l’Alleud. L’aqueduc passant par la Forêt de Soignes, aboutit dans l’immense réservoir (20.000 M³) implanté la rue de la Vanne, toujours en fonction. Si ce système utilise essentiellement la déclivité naturelle des terrains pour assurer la circulation de l’eau, il était aussi pourvu, dès l’origine, de moteurs d’appoint à vapeur.
Les travaux seront menés tambour battant, et le nouveau système sera inauguré en grande pompe, quand, en présence de la famille royale, au Parc de Bruxelles, du grand bassin surgira le jet d’eau, conçu par Carez. Fontaine d’apparat donc, jaillissant dans l’ancienne Warande, devenue parc public appartenant à la Ville, et alimentée par de l’eau potable. Les fontaines ont perdu leurs fonctions utilitaires pour n’être plus que décorative, voire « éducative » : fontaines et monuments sont aussi là pour célébrer la patrie, ses grands hommes (et parfois... ses grandes femmes) du passé, ses vertus...
Le réseau existait désormais, apte à garantir une fourniture aux habitants de la ville, aux gros clients industriels (chemin de fer) ; il alimentaire aussi la ville d’un important réseau de 1400 bornes incendie.
Quant à la Machine hydraulique de Saint-Josse, elle fut arrêtée en 1855, et complètement détruite – les matériaux furent vendus au plus offrant. La « machine hydraulique » de Saint-Gilles finira par être enterrée sous les remblais.
Les points d’eau publics disparaîtront progressivement, pour des motifs d’ordre sanitaires... et financiers, la ville ayant intérêt à ce que le plus possibles de personnes se raccordent à son système22.
Le réseau ne cessera de s’étendre. Au cours des années 1870, un système de drainage de la Forêt de Soignes complétera celui du Hain ; le réservoir d’Etterbeek sera bâti en 1877, ainsi qu’un château d’eau dans le Bois de la Cambre, qui permettra de desservir les zones les plus élevées de la ville.
Enjeux et paradoxes
Enjeux technologiques
Diverses questions se poseront : faut-il opter pour des tuyaux en poterie vernie, en plomb, en verre (comme en Suisse) ou en fonte ? Cette dernière solution fut choisie, au bénéfice de l’industrie sidérurgique hennuyère.
Quelles quantités d’eau faut-il fournit, quelle doit être sa qualité (on a craint que la dureté les eaux du Hain, pourtant très pures, risquait de provoquer des cas « d’obstruction des viscères ») ?
Faut-il utiliser la déclivité naturelle pour acheminer l’eau, ou la propulser ? Ce qui de plus en plus implique le recours à la vapeur, énergie nouvelle, vorace en énergies fossiles, mais aussi en eau. Énergie à laquelle recourent l’industrie et les chemins de fer, « clientes » du coup très gourmandes, exigeant une fourniture en grande quantité d’eau.
Les questions techniques, nourries par les progrès en la matière ne sont bien entendu jamais dissociées des intérêts économiques, ni indépendantes des questions sociales, auxquelles du reste elles peinent souvent à apporter une réponse.
Il faudrait du reste aussi aborder ici la question de l’écoulement des eaux usées, des égouts, et des rivières, devenues d’innommables cloaques qu’on décidera d’enfouir sous terre... Mais ceci est une histoire en soi...
Enjeux sociaux et sanitaires
Les inégalités sociales dans un pays pourtant opulent maintiennent dans une misère terrible d’une partie des classes populaires, qui vivent entassées dans des logements insalubres, où ils consomment une eau provenant de puits souvent pollués, que ce soit par les fosses d’aisance ou, justement, par les rivières, devenues exutoires d’eaux usées, ménagères et industrielles. Il en résulte une grande exposition aux épidémies.
A Schaerbeek, qui connut des épidémies meurtrières de choléra en 1832, 49, 55, 59, 66... un rapport de police l’affirme23 « le repère du fléau est la vallée du Maelbeek : 1849 et 1859 le prouvent ; l’eau de ce ruisseau était autrefois si claire et si bienfaisante ; aujourd’hui, elle répand des miasmes délétères, car, avant d’arriver dans notre commune, elle reçoit les déjections des aqueducs du Quartier Léopold et de Saint-Josse-ten-Noode »
Une pétition d’habitants du quartier Léopold, demande, en 1868, la suppression partielle et à l’assainissement de l’étang de Saint-Josse-ten-Noode, affirmant que ses eaux et ses vases ont favorisé l’expansion du choléra, qui auraient fait dans le quartier 8,73% de victimes, contre 2% dans le reste de l’agglomération. Ce chiffre montant même à 18% dans certaines impasses jouxtant les eaux croupies...24
Du reste, la création d’un réseau moderne de distribution n’a pas eu d’emblée raison des épidémies. Il fallut encore bien des années pour enrayer le fléau. Tous n’ont pas accès à l’eau pure, qui a un coût.
D’ailleurs, la ville, soucieuse de rentabiliser les énormes investissements dans le système, se refuse à l’idée de la gratuité. Elle hésitera longtemps sur le système de tarification à adopter, mais non pas sur un principe : l’eau ne peut être gratuite.
Elle met certes en place des abonnements spécifiques pour les logements ouvriers, qui devaient être souscrits par les propriétaires, souvent peu scrupuleux25.
Néanmoins, l’état sanitaire s’améliorera progressivement dans les quartiers bruxellois, quand ils seront raccordés à l’eau de distribution26.
Enjeux politiques et économiques
Le XIX° s. la Belgique vit à l’ère du libéralisme.
Seuls les plus nantis votent (c’est le vote censitaire, fondé sur le montant des impôts payés). La vie politique se partage entre catholiques et libéraux, et au sein de ces deux familles, émergera progressivement, surtout à la fin du XIX° s., une opposition entre partisans et opposants d’une intervention plus ou moins importante de l’Etat.
Pourtant, la ville décidera de prendre en en charge elle-même la réalisation et l’exploitation du réseau de distribution d’eau. Elle possédait déjà depuis deux siècles les sources de Saint-Gilles. Par décret impérial, elle devient en 1810 propriétaire de la Machine hydraulique de Saint-Josse, qui jusque là appartenait à la Cour.
Des avance lui ont été faites par des entrepreneurs privés :
- Delaveleye, qui propose d’établir son propre système décrit plus haut, et amener l’eau au réservoir d’Ixelles.
- Demot, fondateur des galeries Saint-Hubert, souhaite, sous le mode d’une concession de 90 ans, réaliser et exploiter à son profit le système de Delsaux, organiser « à ses frais, la distribution à l’intérieur de Bruxelles et s’y réserve la vente de l’eau ».27
On a clairement affaire à des projets de privatisation de la ressource, puisque l’un et l’autre veulent sen rendre propriétaires.
La ville se détourne de ces propositions.
Elle argue les expériences peu concluantes d’autres grandes capitales, notamment Londres, où neuf compagnies se disputent la clientèle des beaux quartiers et négligent les zones plus défavorisées.
L’échevin Blaes, dans son rapport au collège, en 1851, de déclarer : « Livrez à une compagnie le service des eaux, et vous mette l’intérêt public aux prises avec les intérêts privés ».
Et une note infrapaginale à son rapport cite un architecte de la ville de Liège : « Les Anglais commencent à comprendre qu’un bon approvisionnement en eau ne peut être l’objet d’une spéculation ; qu’une fourniture sans limite doit être faite aux frais simples de la valeur de la distribution, et qu’elle ne eut être organisée, régie et surveillée que par des magistrats qui ont en mains les intérêt les plus précieux de l’ordre et de la santé publics ».
Au vu de ces constats, les édiles bruxelloises estiment donc qu’il est « de son intérêt de faire les choses elle-même, de rester maîtresse absolue de tout le système hydraulique [ ] des ouvrages [ ] qui servent à distribuer l’eau [ainsi que] de ceux qui servent à l’amener en ville »28.
En janvier 1851, la décision est prise, qui court jusqu’à aujourd’hui : la gestion de l’eau sera un service public.
Néanmoins, cela n’ira pas sans peine. Il y eut maints conflits entre la ville et la commune...
La Ville de Bruxelles s’occupera la distribution de l’eau pour les faubourgs aux termes d’un accord de 1853, et cela ne cessera de susciter des conflits entre la ville et les communes en voie d’urbanisation.
La ville – souvent d’assez mauvaise grâce - prenait en charge la construction des nouvelles canalisations pour les rues qui se créaient et vendait l’eau aux habitants. Un règlement de 1870 vend l’eau plus chère au faubourgs : 4 centimes l’hectolitre contre 3 pour la ville, ce qui marquera le début d’une longue période de tensions...
A telle enseigne que les communes Schaerbeek et Saint-Josse-ten-Noode furent à l’initiative de la création d’une intercommunale (réunissant aussi Auderghem, Ixelles, La Hulpe ; Saint-Gilles, Uccle, Watermael-Boitsfort) : la compagnie des eaux, fondée en 1891, fit venir celles du Bocq, à Spontin. L’eau fut traitée pour être potabilisée...
Les travaux furent achevés en 1899.
Jusqu’à la fusion des deux réseaux, en 1933, les deux réseaux se firent concurrence, rivalisant de prouesses pour capter une eau de plus en plus sûre et de plus en plus lointaine, se disputant les fournitures dans les nouvelles communes d’une agglomération qui continuait inexorablement à s’accroître.
Eau Propre | Proper Water
by City Mine(d)
is licensed under a
Creative Commons
Attribution-NonCommercial-ShareAlike 2.0 Belgium License